Conférence ePIC 2019, le vendredi 18 octobre

Je vous remercie de me donner la parole et je regrette de n’avoir pu « profiter » de vos travaux. Votre projet, en ce qu’il m’incite à continuer à réfléchir sur la reconnaissances dans ses dimensions et ses formes, ainsi que sur le projet auquel je participe depuis plus de quarante-cinq ans, celui des Réseaux d’échanges réciproques de savoirs, me donne envie de vous proposer trois pistes de réflexion.
I. Une triple fonction, une triple chance, une triple exigence
La reconnaissance, telle que vous la promouvez et que vous la concrétisez par la remise de badges a, me semble-t-il trois fonctions : une fonction de preuve, une fonction d’enrichissement, d’épanouissement et d’ouverture des relations et une fonction de tremplin.
Une triple fonction
Fonction de preuve
Les savoirs sont toujours les résultats d’apprentissages, plus ou moins conscients, plus ou moins explicités, formels et informels… : développer la conscience que je sais, de ce que je sais, dire ce que je sais, c’est donc dire que j’ai déjà « su et pu » apprendre, m’approprier des connaissances, des savoir-faire, des savoir-être, des savoir vivre ensemble, des savoir devenir… Preuves d’une réelle capacité d’apprendre !
Les compétences sont les résultats de cheminements dans des projets, expériences, responsabilités, pratiques diverses… De cheminements toujours personnels, souvent collectifs : développer ma conscience de mes compétences et les dire, c’est donc dire que j’ai « su et pu » construire des compétences. Preuves d’une réelle capacité de développer des compétences !
Les expériences sont les résultats de la mise en mouvement de savoirs, de compétences, de nouveaux apprentissages, de questions mobilisantes, de recherches impliquées, de visées qui se clarifient au fur et à mesure de l’avancée d’une histoire, de volontés appliquées à la réussite d’un projet : les considérer (au sens de leur porter de la considération), les raconter, en saisir la complexité, c’est dire que l’on est capable de porter des projets. Preuves d’une réelle capacité de mener des expériences de valeur et valorisantes !
Faire de cette fonction de preuve une chance ?
- Preuve dont on peut faire une chance : de vouloir, pouvoir et savoir encore apprendre ! avec, pour et par d’autres !
- Preuve dont on peut faire une chance : de vouloir, pouvoir et savoir développer ses compétences ! Avec, pour et par d’autres !
- Preuve dont on peut faire une chance : celle de continuer à vouloir s’inscrire dans des projets porteurs de sens! Avec, pour et par d’autres !
Exigences
Pour que cette preuve de ce que je sais, de ce que je peux, de ce que je veux vivre soit porteuse de mouvement et soit une chance humanisante, elle exige d’être reconnue et vérifiée par soi-même régulièrement par les actes, les partages et les transmissions, les doutes et les mises en question… Cette vérification s’enrichira d’être réciproque.
Pour que les reconnaissances soient des sources d’avancées personnelles et collectives, il faut qu’elles soient proposées et acceptées avec fierté et que les personnes concernées s’y reconnaissent elles-mêmes.
Pour que ces reconnaissances soient intériorisées comme authentiques (et non comme l’expression d’une fausse bienveillance qui serait manipulatoire, il faut qu’elle soit signées, aux deux sens du terme : signées par quelqu’un, signées par un collectif… qui choisissent de les attribuer en connaissance de cause. Signées, au sens de la langue des signes : elles sont un véritable langage interpersonnel. C’est une des forces de votre projet.
Ces reconnaissances doivent être socialisées. Utiles personnellement, socialement et professionnellement à ceux et celles qui les reçoivent. Ce qui implique d’être très attentif au contenu et à la forme ! Ce qui implique de participer à un mouvement collectif de reconnaissance de ces reconnaissances !
Sans quoi ?
Sans ces exigences, la reconnaissance peut n’être qu’une des forme de la condescendance, avec les aspects de la bienveillance !
Fonction d’enrichissement des relations
La reconnaissance a une fonction d’historicité. Elle invite à se raconter, à décrire, à resituer les savoirs, les compétences, les expériences dans sa propre histoire, à comprendre en quoi ce sont des racines de cette histoire, des jalons d’un chemin de vie, des occasions saisies, des essais, des erreurs, des possibles, des moments de rencontres…
La reconnaissance a une fonction de réflexivité. Elle permet de développer sa conscience de soi, des relations que l’on a aux autres… De ce qu’est savoir et apprendre… De ce qu’est être reconnu et de ce en quoi on a pu manquer de reconnaissance… De ce en quoi d’autres ont pu ne pas avoir eu leur compte de reconnaissance pour se croire digne d’estime, digne d’apprendre, digne d’agir, digne de contribuer au bien commun… Des reconnaissances que l’on souhaite et de celles que l’on refuse… Des raisons, parfois, d’un besoin intarissable de reconnaissances…
Chance ?
Rappelons la définition donnée par Pierre Bourdieu du « capital social » : « Le capital social est la somme des ressources actuelles ou virtuelles qui reviennent à un individu ou à un groupe du fait qu’il possède un réseau durable de relations, de connaissances et de reconnaissances mutuelles, c’est-à-dire la somme des capitaux et des pouvoirs qu’un tel réseau permet de mobiliser ». Et celle du « capital culturel », toujours selon Bourdieu : l’ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu.
On mesure alors à quel point l’amplification et la diversification des relations est une chance d’enrichir ses connaissances, ses compétences et ses expériences.
Chances donc d’enrichissement des relations, d’authenticité dans les relations, de diversifications des relations. Chance de créations multiformes de relations paritaires !
Exigence
Un effort de lucidité est alors nécessaire.
J’ai appris, c’est bien moi seul qui l’ai réussi « et » je n’ai jamais appris seul !
Je suis quelqu’un qui sait, qui a des compétences, qui a vécu des expériences mais je suis aussi ignorant, beaucoup plus que je ne le sais. Avoir conscience de ses ignorances est une double richesse, un double signe : un signe que l’on se donne à soi-même : si tu ne sais pas, tente d’apprendre. Un signe que l’on donne à autrui : j’ai besoin que vous m’apportiez vos savoirs et vos compétences.
Les savoirs, les compétences, les expériences sont toujours le résultat de cheminements souvent plus complexes que ce que l’on en sait d’emblée.
Ces chemins m’ont construit comme personne en cheminement : j’y ai appris ou renforcé ma capacité à « être en chemin », je peux donc continuer à l’être.
Exigence de lucidité sur l’utilité et l’utilisation que l’on peut oser faire de ses connaissances, compétences et expériences.
Sans quoi ?
Stagnation et passivité – Enfermement et isolement – Arrogance et indifférence !
Fonction de tremplin
La reconnaissance a une fonction de tremplin vers :
- D’autres apprentissages
- D’autres constructions de compétences
- D’autres expériences à vivre
- D’autres relations à nouer
- D’autres reconnaissances possibles, reçues et données.
Tremplin qui peut se décliner en amplification, en diversification, en conscientisation, en mobilisation.
Chance à se donner
Mieux comprendre, c’est savoir aller de l’avant. Apprendre, c’est se donner des outils pour agir, se relier, créer. La découverte, l’étonnement comme des qualités humanisantes.
Exigences
Cette fonction appelle à l’engagement, pour soi, dans un parcours à enrichir et vers les autres pour vivre bien avec eux.
Elle appelle à l’engagement vers davantage de « pouvoir », pouvoir étant ici un verbe !
Quand disons-nous « je peux » ?
Je peux : j’en ai la capacité !
Je peux : j’en ai la force, l’énergie, la puissance, l’envie.
Je peux : cela m’est possible, à moi, vraiment.
Je peux : je le décide.
Nous pouvons : nous le pouvons ensemble si chacun est reconnu comme intéressant ! ?
Vers davantage de « vouloir » ! Vouloir continuer à apprendre, à essayer, à créer, à comprendre, à se relier, à agir…
Donc, appel à développer les reconnaissances, pour vous les invitations à créer, donner, recevoir des badges…
Les développer en quantité, en types de badges, en qualité, en publics destinataires et émetteurs.
Sans quoi ?
Sans un développement exigeant, cohérent et lucide, sans cette diversification appliquée et créative, le risque serait de fabriquer des diplômes au rabais pour ceux qui n’en ont pas !
C’est là que la réciprocité peut avoir un rôle important dans votre projet.
Réciprocité et reconnaissance
Une réciprocité évidente. Qui pourrait sembler quasi naturelle
J’ai reçu suffisamment de reconnaissance pour me rendre capable de reconnaitre autrui. Pour savoir reconnaitre autrui. Pour m’en faire une règle éthique.
Ce qui ne signifie pas que tous ceux qui ont reçu suffisamment de reconnaissance veuillent et sachent reconnaitre autrui, tout autrui.
Ce qui ne signifie pas que ceux qui n’en pas eu leur compte ne veuillent pas et ne sachent pas reconnaitre autrui !
On peut pourtant s’engager un peu plus : le fait d’avoir reçu de la reconnaissance peut rendre plus apte à comprendre combien la reconnaissance est nécessaire. Combien sans reconnaissance, on devient facilement l’objet du regard négatif de ceux que l’on considère comme des supérieurs ou des institutions.
Avant d’arriver dans ma classe, Evelyne, l’une de mes anciennes élèves, était considérée comme une « mauvaise élève ». Elle subissait des humiliations liées aux regards négatifs portés sur elle et son travail. Elle a passé trois années (CE2, CM1 et CM2) dans ma classe, sans jamais être comparées aux autres, en étant considérée comme intelligente, aimant travailler. Même si, au regard d’un niveau formel, elle avait toujours des difficultés, elle ne se sentait jamais ‘mauvaise’. Dans la suite de sa scolarité, au collège, on parlait d’elle, de nouveau, comme d’une ‘mauvaise élève’ : « J’ai subi l’autorité, la pression, l’humiliation et j’en étais paralysée ». Mais Evelyne avait décidé de ne plus jamais accepter cette vision d’elle-même qui lui était renvoyée, même si ces résultats scolaires restaient faibles. Bouleversement radical de son auto-évaluation. Percevoir l’humiliation pour ce qu’elle est. Percevoir l’intolérable pour ce qu’il est. Pour pouvoir se respecter soi-même. Modifier son propre seuil de tolérance à ce qui humilie, exclut, catégorise négativement.
Une forme de réciprocité dans la reconnaissance badgée
Celui qui propose, offre, remet le badge, reconnaît l’autre dans ses connaissances, ses compétences, ses expériences… « est reconnu » de ce fait même comme ayant la capacité et le pouvoir de reconnaitre, d’attribuer un badge.
Qu’il en soit fier est légitime.
N’y a-t-il pas un risque : celui de se considérer comme « supérieur ? Celui qui « donne » ne crée-t-il pas le risque de la dette chez celui qui reçoît ?
Comment éviter ce risque ?
Une réciprocité instauratrice de parité
Une réciprocité qui affirme que tout un chacun peut être celui qui offre et celui qui reçoit cette reconnaissance concrétisée par un badge. Que tout un chacun est digne d’attribuer et de recevoir ces signes de reconnaissances. Que tout un chacun est capable (et peut apprendre à l’être) de donner ces signes.
Réciprocité des dons
Relations instaurant le donner et le recevoir comme humanisants. Comme libérateurs. Le droit de donner comme le droit de recevoir, c’est ce qui nous fait humains entre nous. Le bonheur de donner proposé à tout un chacun. La capacité de « recevoir avec générosité » (selon la belle expression proposée par Robert Solé dans son roman « Mazag » : « Oser demander, recevoir avec générosité, ne pas rendre forcément ». proposée à tout un chacun. « Donner aussi », ce n’est pas « rendre » ! Chacun apprend à donner en recevant, en apprenant à recevoir ; chacun apprend à recevoir en donnant, en apprenant à donner !
Parité
Relations fondées sur une conscience et un choix de parité, relations instauratrices de parité. ‘Je n’entends ce que me dit l’autre que s’il me parle comme étant un égal » (E. Lévinas).
Réciprocité formatrice
Chacun ainsi apprend, en offrant des badges, en construisant un badge pour l’attribuer, parce que, par ailleurs, il en reçoit qu’il peut comprendre, analyser, où il peut se reconnaitre.
Chacun ainsi apprend, en recevant des badges, en s’y reconnaissant plus ou moins, à offrir des badges qui sont vraiment des reconnaissances où l’autre peut véritablement se reconnaitre.
Une réciprocité coopérative
Avançons encore dans la réciprocité. Une réciprocité dans la construction même des contenus reconnus, dans la recherche des critères d’évaluations, des formulations élaborées, des façons de remettre le badge… J’ai pu vivre cela, après une journée de formation avec des directeurs de Centre d’informations et d’orientations, dans la construction des badges avec Nicolas Ménagier : construire ensemble pour apprendre à construire.
Vigilance nécessaire sur ce point : « Le sujet annule tôt ou tard ce qui se fait en lui sans lui. Ce dont l’autre en lui aurait la maîtrise ». Marie Balmary (psychanalyste).
Réciprocité des rôles
Apprendre à offrir des badges en apprenant à en recevoir.
Apprendre à recevoir des badges en apprenant à en offrir
Et se raconter ces différentes expériences pour en tirer des fruits.
Conscience de réciprocité
Parole partagée sur ces processus, sur la reconnaissance, sur ses contenus… pour en faire une chance de prise de conscience des forces et risques de la reconnaissance, des risques de la méconnaissances, des dangers de la non-reconnaissance ? des reconnaissances dans lesquelles on ne se reconnait. De qui nous souhaitons (ou pas) recevoir de la reconnaissance. Des effets de la reconnaissance sur nos projets, nos trajets…
II. La reconnaissance peut être vécue comme un voyage
Un voyage à la fois singulier et coopératif, qui peut être vécu à quatre niveaux.
Un déplacement
Déplacement de nos représentations (de nous-mêmes et des autres, de la société, des savoirs et des apprentissages…)
Déplacement de nos possibilités : « je ne m’en croyais pas capable » !
Déplacement de nos perspectives. Ce qui renvoie au pouvoir d’oser !
Une aventure
Donc comportant de l’imprévisible, de l’inattendu à saisir. Qui peut avoir pour vocation de « continuer »…
Apprendre est un voyage » (Michel Serres – « Le tiers instruit »)
Ne s’agit-il pas d’abord d’un apprentissage de soi sur soi ? « Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui » aimait à rappeler Paul Ricoeur. Jérôme Eneau, professeur d’université à Rennes le rappelle dans son ouvrage : « La part d’autrui dans la formation de soi : autonomie, autoformation et réciprocité en contexte organisationnel » (L’Harmattan 2005).
Le voyage peut être aussi une quête de sens
La reconnaissance fait sens de multiple façon
- Elle est ponctuation positive d’une étape d’un parcours possible ;
- Elle est reconnaissance : se connaitre à nouveau, autrement…, soi et autrui ;
- Elle est gratitude : apprendre à remercier qui vous a permis de vous construire, d’apprendre, d’être heureux, de comprendre, de vous relier… ;
- Elle est admiration : nous avons besoin de figures à admirer qui sont des repères mais aussi des signes des valeurs, des forces de vie, que nous portons : Mandela, Hessel, un prof rencontré, un citoyen engagé… ;
- Elle est renommée. Elle permet à chacun d’entrer dans « la cité de la renommée » ( Boltanski). Il est renommé, « re-nommé » comme menuisier artiste, « re-nommé » par la beauté des meubles qu’il fabrique, elle est « re-nommée » pas sa dentelle… et non plus porteur et porteuse de façons d’être nommés qui réduisent les personnes à des allocations et des conditions de vie, SDF, défavorisés…
- Elle est identification : identification à d’autres qui sont « comme moi », mes pairs, comme moi savants et ignorants…. Dis-moi à qui tu t’identifies et je te dirai tes espoirs ou tes désespoirs… ;
- Elle est reconnaissance de ce que l’on a déjà vécu pour en faire un tremplin d’avenir. Pour dire ce que l’on espère. « Ah oui, je reconnais ce moment vécu, rappelé grâce à cette photo, ou grâce à ce que tu m’en dis ».
Elle est quête de sens qui s’inscrit dans des besoins essentiels à tous les humains
Tout autant que d’air, d’eau, de nourriture et de sécurité…, nous avons besoin de sens, de justice, de liberté, d’affection et de reconnaissance.
Ne pouvons–nous, pour finir, formuler une hypothèse ?
Chaque fois que l’un de ses besoins est réellement pris en compte et partiellement mais positivement satisfait, peut-être ouvre-t-il à l’accomplissement possible des autres besoins ? être reconnu comme on en a besoin ne permet-il pas de progresser dans la satisfaction de nos besoins de sens, de justice, de liberté et d’affection ?
Claire Héber-Suffrin