L’informel, source de valeur du formel
Serge Ravet, Reconnaître – Open Recognition Alliance
Introduction
Mathieu Muselet, Ligue de l’enseignement/ Badgeons le Centre-Val de Loire
Les processus de reconnaissance via les Open Badges sont difficiles à manier puisque ces derniers plaquent un protocole distanciel sur ce qu’une relation de reconnaissance entrevoit « d’intimité sociale » (Clénet EP 205). La résurgence de ce dernier terme, en écho boomerang à celui de « distanciation sociale », qui a été le leitmotiv d’une première communication des pouvoirs publics durant la crise Covid 19, a trouvé sa résonance dans la chaîne de valeurs et de gestes métiers que les couturiers.ères et autres makers ont généré en fabriquant collectivement des outils de protection. Ils.elles les ont distribués en les faisant reconnaître par une norme formelle (Afnor en majorité). Plusieurs Open Badges reconnaissent cette chaîne sociale peuplée de maillons connectés dans les communautés territoriales, c.f. Open Badge de maker du Centre Val de Loire Inspiré de ceux du réseau BRAVO FC et Dôme à Caen (lien). Serge Ravet nous invite dans cet article à faire l’hypothèse de mécanismes qui font de la communauté une instance de reconnaissance.
Aussi, mettre en action la reconnaissance ouverte invite à penser une “forme ou une configuration” (N.Elias) qui engage à relever le défi qu’évoquait déjà Wenger en 2008 pour « inclure l’informel dans le design de l’organisation ». La reconnaissance serait donc, dans ce contexte, d’une fertilité étonnante car elle traduirait l’apprentissage mutuel au sein d’une communauté. Cette dialectique informelle/formel ne peut faire l’impasse sur l’un de ses connecteurs : “le non formel”. A savoir les communautés organisées mais non certifiantes qui permettent à l’intimité sociale d’avoir une reconnaissance sociale. En prenant l’exemple des associations d’éducation populaire qui accueillent l’activité sociale culturelle, de loisirs, la chaîne de reconnaissance propose une forme (Elias, ibid.), triptyque de 3 cercles croisés (formel, non-formel/informel) qui fait communauté apprenante et potentiellement, reconnaissante. Mais cette reconnaissance n’est jamais acquise par la simple schématisation des formes. Serge Ravet propose ici d’explorer les conditions d’émergence d’une reconnaissance installée comme un mécanisme de régulation de la reconnaissance elle même. En osant utiliser les termes de « sincérité » de démarche, il dessine auprès d’autres acteurs des Open Badge ce que pourrait signifier une éthique de la reconnaissance. Cette interrogation majeure sur n’est ni nouvelle ni originale. Mais replacée dans le contexte nouveau de liens Formel/non formel/informel elle peut être une voie tracée pour la formation des acteurs de la reconnaissance ouverte. L’enjeu est bien de conjuguer l’absence d’intentionnalité, du non-prescrit, que constitue l’expérience informelle, avec l’appropriation formelle d’une partie de l’iceberg des valeurs et savoir-faire que la personne souhaite voir reconnue dans le formel.
Les réflexions engagées ici ne sont pas sans rappeler les tâtonnements expérientiels que favorisait John Dewey dans ses expériences éducatives. Nous retiendrons particulièrement l’idée d’«inférence », qui désigne les actions de mise en relation d’un ensemble de propositions, aboutissant à une démonstration de vérité, de fausseté ou de probabilité. C’est ce processus préalable au raisonnement logique, mêlant l’intuition aux tâtonnements non-prévisibles, qui traduit les connections entre l’expérience informelle (je prends l’initiative de fabriquer un masque pour d’autres) et la reconnaissance formelle (mes nouvelles compétences associées à mes valeurs ont droit à la reconnaissance d’un employeur et une communauté). Ce chemin valuatif est éclairé par l’article de Serge « Penser la reconnaissance avec les Open Badges – l’informel, source de valeur du formel »
Mathieu Muselet, Badgeons le Centre Val de Loire – Ligue de l’enseignement
Penser la reconnaissance avec les Open Badges
Si les Open Badges ont été initialement inventés pour rendre visibles les apprentissages informels, ils ont dans le même mouvement ouvert la possibilité de rendre visibles les reconnaissances informelles. Un like sur Twitter ou Facebook, un commentaire favorable sur un billet de blog ou des recommandations sur LinkedIn, Google ou TripAdvisor sont autant d’exemples de reconnaissances informelles. Un autre exemple de reconnaissance informelle est celui de l’ingénierie : en France « 50 % des ingénieurs qui usent de ce titre n’ont pas le diplôme » (Agulhon C., Diplômes-expériences : complémentarité ou concurrence § 12).
Ce que les Open Badges apportent, c’est la possibilité de rendre visible cette information en s’appuyant sur un format standard, le standard Open Badge, qui crée les conditions pour collecter, connecter et exploiter cette information, indépendamment des plates-formes où elles sont produites et, surtout, sous le contrôle de leurs possesseurs. Ainsi, une personne qui n’aurait pas un titre d’ingénieur reconnu par la Conférence des grandes écoles (CGE) pourrait grâce à un badge afficher le réseau des professionnels et communautés qui lui reconnaissent ce titre. Et si parmi les professionnels qui lui reconnaissent ce titre se trouvaient des ingénieures titulaires d’un titre reconnu par la CGE, le pas à franchir pour passer de la reconnaissance (informelle) de l’expérience à la validation (formelle) de l’expérience ne devrait pas être trop grand (REVE)…
Si la possibilité de rendre visibles les apprentissages informels, — qui contribuent à plus de 90% de ce que nous apprenons au cours d’une vie — a marqué un progrès certain, en particulier pour les personnes sans qualification ou avec un faible niveau de qualification, il faut bien le reconnaître, les Open Badges sont surtout allés à celles et ceux qui avaient déjà beaucoup, une manifestation de l’effet Matthieu*. Comment éviter cela ? En brisant le monopole de la reconnaissance formelle pour l’ouvrir à l’informel et créer un continuum entre reconnaissance informelle et formelle.
* L’effet Matthieu (Matthew Effect) fait référence à une phrase de l’Évangile selon Matthieu : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. »
L’informel source de valeur du formel
La valeur d’une reconnaissance formelle dépend de la reconnaissance informelle dont elle est l’objet. Ainsi, un diplôme délivré par une université est une reconnaissance formelle par l’institution qui le délivre, mais la reconnaissance même de ce diplôme par des employeurs potentiels (ou de futures étudiantes) est une reconnaissance qui elle est informelle. Une telle reconnaissance se matérialise « au mieux » dans des articles de presse, au pire dans des classements tel celui de Shangaï… Sauf s’il est un passage obligé pour accéder à un concours ou exercer une profession contrôlée, sans reconnaissance informelle, un diplôme n’a a priori strictement aucune valeur. Ainsi, si pour certains le Baccalauréat ne vaut plus rien sur le marché du travail, il reste cependant le premier grade universitaire et donc le ticket d’entrée dans l’enseignement supérieur.
Un diplôme de médecin a de la valeur car sans lui il n’est pas possible d’exercer ce métier. Ensuite, c’est la reconnaissance (informelle) de ses patients qui fera fluctuer la valeur du diplôme initialement issu. Un diplôme en informatique n’a d’autre valeur que celle conférée par la reconnaissance informelle du marché du travail. Et cette valeur diminue extrêmement rapidement si les bénéficiaires ne mettent pas à jour régulièrement leurs compétences. Quelles est la valeur d’un tel diplôme quatre ans après son obtention ? A priori voisine de zéro, sauf si son porteur pouvait apporter la preuve que sa pratique professionnelle est a minima celle d’une étudiante qui sortirait avec le même diplôme quatre ans plus tard. Or comment le prouver ? Certainement pas en présentant un diplôme entré dans sa phase finale d’obsolescence. Alors comment ? En affichant les reconnaissances informelles reçues dans son travail de la part d’employeurs, clients, collègues, mais surtout celles reçues sur Stackoverflow ou Github, les espaces où se retrouvent les communautés de pratiques du monde informatique.
En dehors de la « pure » reconnaissance informelle du marché du travail, il ne faut pas négliger la valeur symbolique attachée à la fréquentation de telle école ou université et les réseaux nés de leur fréquentation. Ils peuvent jouer un effet non négligeable sur la date de péremption des diplômes, voire l’éliminer. Mais là encore, c’est bien la reconnaissance informelle des membres des réseaux, ou du « respect » dont ils bénéficient, qui protège ces derniers du dépérissement de leur valeur sur le marché du travail.
« Nulle part ailleurs dans le monde, la question de savoir où vous avez fait vos études ne détermine si profondément votre carrière. » – Peter Gumbel, Elite Academy (source: La fin du diplôme en France, et si c’était vrai ?)
Partant de l’hypothèse que la valeur d’une reconnaissance formelle, comme un diplôme, est a priori nulle, que c’est l’écosystème de reconnaissance informel qui lui donne toute sa valeur, peut-on imaginer un monde où les reconnaissances informelles auraient autant de valeur que les reconnaissances formelles ?
Un Open Badge n’a a priori aucune valeur
L’erreur que commettent la plupart des personnes qui découvrent les Open Badges et les interprètent comme des sortes de diplômes, des « micro-diplômes » (microcredentials en anglais) c’est de penser qu’un Open Badge devrait avoir de la valeur par lui-même. Or si ce qui confère de la valeur à un diplôme est la reconnaissance informelle dont il est l’objet (ou la reconnaissance informelle des personnes qui le possèdent), pourquoi en serait-il autrement pour les Open Badges ?
N.B. : l’opposition badges-diplômes n’a strictement aucun sens: un badge est un support d’information (une simple image et des métadonnées) qui peut rendre compte d’une reconnaissance formelle comme informelle. Ainsi des universités commencent-elles à délivrer des diplômes avec des Open Badges.
Un Open Badge n’a a priori aucune valeur, ce qui lui confère sa valeur c’est l’écosystème de reconnaissance informelle dans lequel il va exister. On peut passer du temps à définir les critères d’obtention d’un badge, construire éventuellement un référentiel de compétences s’il n’existait pas déjà (un travail a priori inutile, c.f. Badges de compétence : la mauvaise solution à un vrai problème), voire mettre une place un dispositif d’assurance qualité pour minimiser les risques de « malfaçons », et pourtant avoir un badge qui n’a strictement aucune valeur.
En réalité, tout badge, comme tout diplôme a une valeur résiduelle : celle de la relation entre l’émetteur et le récepteur de la reconnaissance. Le contenu du badge peut devenir obsolète, sauf révocation par l’émetteur, cette valeur résiduelle subsiste. Elle peut être proche du zéro absolu, mais elle n’est jamais tout à fait nulle.
Bien sûr, si certains font des efforts pour concevoir des Open Badges, ce n’est pas pour produire des objets sans valeur ou avec une valeur résiduelle voisine de zéro. Pourtant, c’est cette bien valeur résiduelle qui est la manifestation de la source de la valeur d’un Open Badge. Penser le badge comme ayant une valeur intrinsèque voisine de zéro au départ est la condition pour comprendre la formation de sa valeur : la valeur d’un badge dépend de la valeur de l’entité qui a délivré le badge, de celles qui l’ont endossé, valeurs elles-mêmes dépendantes des reconnaissances reçues par les entités qui ont endossé, elles-mêmes… Cette interdépendance forme une sorte d’écosystème, et pour le construire (le rendre visible) nous pouvons nous appuyer sur le fait qu’un Open Badge est parfaitement adapté pour rendre visible les reconnaissances et leur évolution dans le temps (par ex. grâce aux endossements ou l’ajout de preuves qui peuvent être endossées).
Abandonner l’idée qu’un badge ne serait que le format numérique d’un certificat qui avant était sur du papier, comprendre que la valeur d’un badge est a priori nulle (bien qu’en réalité elle ne soit jamais tout à fait nulle, comme nous venons de l’indiquer) sont les conditions nécessaires pour concevoir des dispositifs de reconnaissance fondés sur les Open Badges qui ne soient pas des copies serviles (voire dysfonctionnelles) des dispositifs traditionnels de reconnaissance.
Construire un écosystème de reconnaissance
Les reconnaissances informelles n’ont pas attendu les Open Badges pour exister. En revanche ce qu’ils permettent c’est de les rendre non seulement visibles, mais aussi actionnables, par exemple en nous aidant à prendre des décisions.
Un écosystème de reconnaissance est un espace dans lequel sont produites et mises en valeur reconnaissances informelles et formelles. Pour penser un écosystème de reconnaissance nous pouvons nous appuyer sur les éléments suivants :
- Un Open Badge est un support d’information numérique qui peut contenir une reconnaissance informelle ou formelle
- Les Open Badges rendent visibles et actionnables les reconnaissances informelles et formelles
- C’est l’écosystème de reconnaissance informelle qui fixe la valeur des reconnaissances informelles comme formelles.
Par ailleurs, un Open Badge est la capture d’une reconnaissance entre l’entité qui reconnaît (une personne, un collectif ou un organisation) et celle qui est reconnue (ibid.) sur la base de certains critères (pratique, participation, réussite, engagement, compétence, etc.). Les Open Badges peuvent ainsi rendre visibles des réseaux de reconnaissance où les sommets seraient les personnes et les arêtes des badges et des endossements (la reconnaissance d’un badge reçu ou bien celle du moule qui l’a produit).
Lorsque l’idée de réseau de reconnaissance est abordée, le nom de Linkedin est souvent évoqué, notamment en référence aux recommandations et l’endossement de « compétences ». Outre le problème que ces informations sont dans un format propriétaire inexploitable hors Linkedin, elles ne sont pas non plus réellement exploitables par les personnes : si je fais une recherche avec le mot-clé #OpenBadges, je vais certes pouvoir trouver toutes les personnes qui ont mis ce mot-clé dans leur profil, mais je n’ai aucune idée de leur place réelle dans la communauté de pratique des Open Badges, leurs réalisations et projets liés aux Open Badges. Par ailleurs je vais aussi tomber sur des profils de personnes qui ont obtenu des Open Badges mais ne travaillent pas sur des projets Open Badges.
A la différence de Linkedin, le réseau de reconnaissance que l’on peut construire avec les Open Badges permettrait d’avoir une vision immédiate des communautés de pratiques, des pratiques qui sont mises en oeuvre et des personnes qui les composent. Mais aussi donner aux communautés les instruments pour établir leurs propres systèmes de reconnaissance, comme, par exemple, la validation par plusieurs pairs (d’une même communauté ou organisation), établir la distinction entre un simple endossement par une personne lambda d’une reconnaissance par des pairs, collègues ou clients, etc.
La communauté comme instance de reconnaissance
Si l’Open Badge est la structure de base qui permet de rendre visibles les liens de reconnaissance entre les acteurs de l’écosystème (personnes, collectifs, organisations, etc.), le processus de reconnaissance même se déroule à plusieurs niveaux. Et parmi ces niveau, celui de la communauté (meso) joue un rôle pivot.
Prenons le cas d’une docteure en médecine. Sa reconnaissance professionnelle provient initialement de sa communauté de pratique mais aussi, au cours de son apprentissage, celle de ses patients et collègues. Le diplôme de docteure en médecine est simplement la trace indiquant qu’elle est reconnue par cette communauté. Lorsqu’un patient prend rendez-vous avec cette docteure pour la première fois, c’est parce qu’il reconnaît la communauté médicale et donc une de ses membres. C’est parce qu’il fait confiance à la communauté qu’il fait confiance à cette docteure.
Si dans le cas d’un docteur, la reconnaissance par sa communauté de pratique précède informellement celle de ses futurs patients, le cheminement inverse est aussi possible, à savoir qu’une série de reconnaissances informelles précède et conduit à une reconnaissance formelle. Le cas de la communauté ACOUSTICE évoqué dans un billet précédent (Badges de compétence : la mauvaise solution à un vrai problème) en témoigne : les enseignants responsables du numérique (TICE) dans les établissements d’enseignement agricole ont mis en place un dispositif pour se reconnaître entre eux et faire reconnaître leurs pratiques par l’institution académique.
Le tableau ci-dessous montre comment chaque entité d’un écosystème de reconnaissance interagit au sein et entre les niveaux, où chaque niveau peut correspondre simultanément à la source (sujet reconnaissant) et à la cible (sujet reconnu) de la reconnaissance. Par exemple, un individu peut être à la recherche d’une reconnaissance par d’autres individus (I-I), organisations (O-I) ou société (S-I) tout en reconnaissant d’autres individus (I-I), organisations (I-O) ou (la nécessité de changer la) loi (I-S).
Nous pouvons alors mettre en évidence des flux de reconnaissance :
- O1-I1…I1-I2…I1-O2…S-O2 pourrait représenter une organisation qui a reconnu un individu qui a par conséquent été reconnu par un autre individu conduisant à la reconnaissance par une autre organisation et la contribution de l’individu à cette organisation a conduit à la reconnaissance sociale
- I1-In…O1…I1-O1, I2-O2, I3-O2, etc. pourrait représenter un groupe de personnes qui ont reconnu la nécessité d’être reconnues et qui s’organisent en vue d’une reconnaissance mutuelle qui a conduit à une reconnaissance ultérieure par différents organismes (obtenir un emploi, participer à un programme de formation, rejoindre un groupe culturel, etc.)
Dans la figure ci-dessous, chaque flèche indique la source et la cible de reconnaissance, où O et S représentent les entités “organisationnelles” et “sociétales”, c’est-à-dire les entités qui peuplent les niveaux méso (organisationnel) et macro (système/état). Les individus reconnaissent et sont reconnus, et leur reconnaissance de/par d’autres niveaux influence leur reconnaissance au niveau micro, qui à son tour influence les niveaux méso et macro.
De la reconnaissance à l’émancipation
Au-delà d’une description clinique de la communauté comme instance de reconnaissance, l’appartenance à une communauté peut avoir des effets émancipateurs. A Saint-Pol-sur-Ternoise, l’association k-d’Abra dans ses actions d’insertion sociale en direction des familles bénéficiaires du RSA utilise les Open Badges pour reconnaître les compétences de ses coopératrices et coopérateurs. Ce sont les personnes bénéficiaires du RSA elles-mêmes qui animent les ateliers de co-création de badges offerts aux membres de l’association. C’est ainsi qu’une des coopératrices s’est découvert une passion pour l’éducation et a depuis trouvé un travail à l’éducation nationale. Mais cette reconnaissance n’est pas que pour celle qui a trouvé un travail : dans une communauté ouverte à la reconnaissance des autres, la reconnaissance d’une de ses membres est vécue comme la reconnaissance de la communauté à laquelle elle appartient. La reconnaissance d’une personne contient de façon implicite la reconnaissance de toute une communauté.
Ce qui est particulièrement remarquable dans l’exemple de k-d’Abra, c’est qu’il n’y a pas d’expert qui vient animer ou valider les reconnaissances produites. k-d’Abra a pris le pouvoir de reconnaître, ce qui est un premier pas vers l’émancipation.
Quelles sont les risques de biais ?
Tout système de reconnaissance est susceptible de laisser place à l’expression de biais, y compris les systèmes formels —d’ailleurs la prégnance des systèmes formels de reconnaissance, la fameuse diplomite française n’est-elle pas la manifestation même de ces biais ?
Comment réduire les risques associés aux biais dans un système ouvert ? Pour cela nous pouvons agir à deux niveaux :
- Intrinsèque : utiliser la reconnaissance comme instrument même de régulation de l’écosystème de reconnaissance
- Extrinsèque : mettre en œuvre incitations, récompenses et punitions pour assurer la « conformité » du fonctionnement
Le problème avec l’action au niveau extrinsèque, c’est qu’elle peut produire des effets délétères. Nous le savons déjà pour dans le domaine de la motivation et de la confiance : face à un manque de motivation (intrinsèque), tenter de mettre une couche de motivation extrinsèque non seulement n’ajoute rien à la motivation intrinsèque mais très probablement la réduit, voire s’y substitue (No OpenBadges, please, don’t spoil my pleasure!). De même, alors que la sécurité est intrinsèque à la confiance, face à un défaut de confiance, la mise en place de mesures de sécurité peut avoir des effets qui risquent de diminuer encore plus la confiance (c.f. OpenBadges: The Deleterious Effects of Mistaking Security for Trust). N’en déplaise à leurs concepteurs, de nombreux systèmes dits de confiance sont en réalité des systèmes de contrôle ou de surveillance.
Ainsi, il serait paradoxal de vouloir concevoir un dispositif de reconnaissance fondé sur la défiance (ce que n’hésitent pas à faire ceux qui utilisent les blockchains publiques pour « sécuriser » les diplômes, c.f. It’s about Trust, Stupid! Why Blockchain-based BlockCerts are the wrong solution to a false problem (1/3)). Reconnaissance et confiance sont des idées intimement liées, à tel point que le travail fait sur la reconnaissance avec les Open Badges a conduit à l’idée de Bit of Trust comme maillon élémentaire d’un Web of Trust (WoT) comme fondation d’une architecture de reconnaissance. Ce sera le sujet d’un prochain billet.
L’approche que nous nous proposons de mettre en œuvre est fondée sur la reconnaissance comme mécanisme régulateur de l’écosystème de reconnaissance : une reconnaissance engage à la fois la personne qui revendique ou accepte une reconnaissance et celle qui l’offre. Une reconnaissance qui ne serait pas sincère pourrait avoir des effets négatifs non seulement sur les deux parties en causes, mais par effet de réseau sur les personnes avec qui elles sont en contact. Qu’une reconnaissance se révèle insincère, alors c’est l’ensemble des reconnaissances offertes par l’un et reçues par l’autre qui deviennent suspectes avec pour conséquence possible la révocation de ces reconnaissances, non pas par une sorte de deus ex machina, mais par les personnes mêmes qui ont reçu et accepté ces autres reconnaissances.
Et maintenant ?
L’objet de ce billet était de replacer l’informel au centre des processus de reconnaissance, de tenter d’établir que ce qui donne de la valeur à une reconnaissance formelle ou informelle, ce sont les reconnaissances informelles dont elles sont l’objet.
Nous pourrions résumer les idées présentées dans ce billet par :
- Reconnaissances informelles et formelles peuvent être représentées par des Open Badges
- La valeur d’une reconnaissance, formelle ou informelle, dépend de sa reconnaissance informelle
Dans un système où les reconnaissances informelles sont rendues visibles par les badges, la différence de valeur entre reconnaissances formelles et informelles devrait tendre à s’estomper. Pour vérifier cette hypothèse, il nous reste à construire ces écosystèmes de reconnaissance fondés sur les Open Badges.
Ce billet est une réflexion fondée sur travaux que nous menons dans le cadre de Reconnaître-Open Recognition Alliance, en particulier le projet MIRVA (Making Informal Recognition Visible and Actionable). Merci à Muriel Moujeard, Philippe Petitqueux, Esther Linley pour leurs suggestions et à Mathieu Muselet pour l’introduction.